Travailleurs dits essentiels au début de la crise sanitaire, les caissiers ont le sentiment d’être « les éternels pigeons »
« Même les soignants se font insulter en ce moment. Si les médecins n’ont pas gagné le respect des gens pendant le Covid-19, ce n’est pas nous qui allons l’avoir, faut pas rêver », marmonne dans son masque Catherine*, en haussant les épaules. La caissière de cet Auchan parisien fait partie des « travailleurs essentiels » de la crise sanitaire, envoyé sur le terrain lors du premier confinement entre mars et mai 2020. Une période où la quadragenaire « a presque eu la naïveté de croire qu’on serait mieux considéré. Mais c’était débile d’espérer. » Deux ans après, quatre autres vagues de Covid, des milliers de tickets de caisse et de code-barres scannés plus tard, le constat est amer : « Rien n’a changé. Pas de hausse des salaires, pas de considération – ni des patrons ni de la société –, pas d’amélioration dans les conditions de taf ».
Une stagnation à l’origine de la marche des travailleurs essentiels ce jeudi à Paris, organisée par la CFDT. Le syndicat s’indigne devant « 23 mois de promesses patronales pour si peu de résultats » dans ces secteurs de deuxième ligne. Véronique Revillod, secrétaire générale adjointe de la fédération des services, attaque d’entrée sur les salaires : « Les rémunérations n’ont pas évolué, à part le smic de manière automatique. Et encore, les grilles salariales entrées en vigueur en janvier 2022 se basent sur le smic de… janvier 2021, alors que celui-ci a augmenté deux fois durant l’année ! »
Calme plat sur les salaires
L’économiste Christine Erhel, professeure au Conservatoire national des Arts et métiers, indique qu’en 2019, 44 % des caissiers se déclaraient insatisfaits de leur rémunération et 16,9 % étaient considérés comme des travailleurs pauvres. A l’époque, « le salaire horaire brut moyen pour les caissiers et caissières était de 12,8 euros, contre 20,7 pour la moyenne des salariés », rappelle l’experte, qui partage le constat d’un manque d’augmentations notables dans le secteur, malgré quelques primes ici et là.
Des primes qui peuvent difficilement faire oublier les conditions précaires du métier, mais également la situation pendant le premier confinement : « On a tendance à l’oublier, mais en mars 2020, les caissiers travaillaient sans vitre, sans masque, sans gel, avec des clients non masqués non plus. Ils allaient au boulot avec la peur au ventre », rappelle Philippe Alonzo, maître de Conférences en sociologie à l’Université de Nantes et spécialiste de cette profession.
« Le respect est mort en même temps que mes rêves d’évolution de carrière »
Il est 17h dans ce Carrefour Market aux abords de Paris, heure creuse avant les courses du soir. « C’est aussi peu dynamique que ma carrière », ironise Maud*. « Depuis le Covid-19, les gens sont tendus, et c’est nous qui subissons insultes, mépris et attentes abusives. Certains clients, si tu ne scannes pas leur rouleau de PQ en moins de cinq dixièmes de seconde, tu as l’impression qu’ils vont faire un AVC ».
A l’autre bout du fil, Véronique Revillod confirme « une hausse flagrante des incivilités depuis deux ans, avec des clients démesurément impatients ou exigeants. » Même constat chez Catherine, occupée à ranger le magasin : « Je n’avais jamais reçu de menaces physiques avant le coronavirus. Depuis, ça arrive plusieurs fois par trimestre, pour une demande de port de masque, une promotion d’article oubliée ou un passage en caisse trop lent au goût du client. » L’humour toujours grinçant, Maud conclut : « Le respect est mort en même temps que mes rêves d’évolution de carrière. »
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No future
Le manque de progression dans les carrières et de requalifications professionnelles est l’autre point noir dénoncé par la CFDT. Ce manque d’évolution n’est pas sans impact économique : « Les travailleurs essentiels commencent leur carrière avec un salaire inférieur de 5 % par rapport à la rémunération moyenne observée chez les 18-24 ans en début de carrière. En fin de carrière, cet écart est de 37 %, preuve de l’enlisement de cette profession », chiffre Véronique Revillod.
Mais les contraintes ne s’arrêtent pas là. « Personne ne veut passer sa vie derrière la caisse. Or, on n’est jamais formé à autre chose », déclame Inès, 29 ans*, résidente à Brest (Finistère). Son parcours est somme toute classique dans la profession : après un bac réussi de justesse et deux licences ratées de peu, elle se retrouve à travailler à Leclerc, « histoire de pouvoir remplir le frigo ». Mais ce qui devait être un métier passager semble parti pour s’éterniser : « Y a mieux sur un CV pour postuler ailleurs qu’hôtesse de caisse. On est inembauchable aux yeux des autres professions. »
Les dernières des Mohicans
« A force de confier les tâches les plus complexes à la machine, on a dépossédé, déqualifié le travail des caissiers, qui se sont de plus en plus amenés à remplir des missions manutentionnaires et à fournir un travail physique. Le rôle d’hôte et de mise en relation n’est, lui, jamais intervenu », appuie Philippe Alonzo.
Pourtant, requalifier et offrir d’autres opportunités aux caissier semblent plus que jamais indispensable, selon Véronique Revillod : « Le métier est plus ou moins amené à disparaître. Qu’est ce qui va advenir des caissiers, si on ne les accompagne pas mieux vers d’autres alternatives ? » Chez Maud, la colère cède la place à l’inquiétude : « On sait qu’on est les derniers des Mohicans et on regarde notre métier être remplacé par des caisses automatiques sans rien dire. Qu’est-ce qu’on peut faire ? »
« On ne met pas 270.000 personnes au chômage comme ça », rassure le sociologue, rappelant de plus que les caisses automatiques, présentes dans la moitié de la grande distribution en France, n’est utilisé par moins de 20 % de la clientèle, preuve de la pérennité du métier selon lui. Christine Erhel indique que le métier n’est pas en forte difficulté de recrutement, « même si la rotation sur les emplois est forte et les conditions de travail contraignantes ». Maigre consolation pour Ines, qui s’interroge blasé : « Vous, les autres, vous avez vraiment pensé à un moment qu’on serait les héros du confinement et les bénéficiaires de la crise sanitaire ? On en est les pigeons, c’est tout. C’est notre rôle éternel, faut croire. »
*Prénoms modifiés